
L'instauration d'une imposition minimale, au taux de 15% pour les très grandes entreprises internationales soulève des questions sur le plan comptable. Dans l'attente de la transposition en droit français de cette réforme fiscale et de l'entrée en vigueur du dispositif, faut-il comptabiliser des impôts différés à ce titre ?
L'Autorité des normes comptables (ANC) apporte sa réponse dans le règlement n°2023-02, en cours d'homologation.
Cadre juridique de la taxation minimale mondiale
Le 14 décembre 2021, les pays du G20 ont adopté le cadre inclusif de l'OCDE sur le BEPS (Base Erosion and Profit Shifting). Ce texte, qui prévoit l'instauration d'un niveau de taxation mondial minimum au taux de 15%, est souvent désigné par l'expression « Pilier Deux de l'OCDE ». A ce jour, 140 pays en sont signataires.
Les modalités d'application de ce texte au niveau européen sont prévues par la directive 2022/2523 du 15 décembre 2022. Désormais tous les États membres de l'Union européenne, dont la France, ont jusqu'au 31 décembre 2023 pour la transposer dans leur droit national. Les règles globales anti-érosion de la base d'imposition (GloBE), entreront ainsi en vigueur le 1er janvier 2024 dans de nombreuses juridictions.
L'article 4 du projet de loi de finances pour 2024 transpose en droit interne la directive « Pilier 2 » prévoyant une imposition minimale mondiale de 15% pour les groupes d'entreprises multinationales et les groupes nationaux de grande envergure au sein de l'Union.
Par ailleurs, le dispositif prévoit un impôt complémentaire en cas de sous-imposition.
Toutefois, un régime de protection à des conditions restrictives permettent à des entités de ne pas être soumises à l'impôt complémentaire précité, notamment dans le cas de non dépassement d'un certain seuil.
Des obligations déclaratives devraient incomber à l'entité constitutive d'un groupe en France, et l'administration fiscale disposerait d'un délai de reprise de 5 ans et d'une amende spécifique pour sanctionner les omissions, retards ou erreurs.
Par ailleurs, cet impôt serait totalement autonome de l'impôt sur les sociétés et ne serait pas déductible.
Les règles relatives à l'imposition minimale devraient s'appliquer aux exercices ouverts à compter du 31 décembre 2023, sauf pour la règle d'imposition complémentaire en cas de sous-imposition qui sera applicable aux exercices ouverts à compter du 31 décembre 2024.
Selon certaines estimations, l'impact sur les finances publiques françaises serait significatif : Deloitte estime que si la France mettait en œuvre la réforme de manière unilatérale, les recettes fiscales liées au Pilier 2 pourraient atteindre 3,8 milliards d'€ en 2024, ce qui augmenterait les recettes d'impôt sur les sociétés de 6% et réduirait le déficit public français de 3%[1].
Entités concernées
Cette réforme d'ampleur vise les groupes au chiffre d'affaires consolidé supérieur ou égal à 750 millions d'€ par an sur au moins 2 des 4 exercices fiscaux précédents (sauf exclusion spécifique).
Celles-ci doivent donc s'acquitter d'un impôt minimal de 15%, grâce à 3 notions clés :
- le taux effectif d'imposition (TEI) ;
- la règle d'inclusion du revenu (RIR) ;
- la règle relative aux paiements insuffisamment imposés (RPII).
Elles doivent par ailleurs respecter des obligations déclaratives importantes, qui inquiètent déjà plusieurs sociétés commerciales concernées :
« [Ces] acteurs, auxquels se sont joints le Medef, l'Association française des entreprises privées (Afep) ou la Fédération bancaire française [...] s'alarment de la quantité et du type d'informations qui devront être fournies dans les déclarations envoyées aux administrations. Ils expriment aussi leurs « vives inquiétudes » quant à la protection des données économiques sensibles. [...] Ils estiment en particulier que s'ils paient déjà plus de 15 % d'impôt dans un pays, ils ne devraient pas être obligés de se livrer à des calculs nouveaux pour fournir des données sur chaque entité juridique et sur l'activité consolidée dans ce pays »[2].
Faut-il comptabiliser dans les comptes consolidés l'impôt différé lié à la taxation minimale de 15% ?
Compte tenu du périmètre de la réforme, les entités concernées sont essentiellement les groupes qui présentent des comptes consolidés, la plupart du temps en IFRS. Cette imposition à venir soulève donc une question technique : faut-il comptabiliser un impôt différé à ce titre ?
Qu'est qu'un impôt différé ?
Les impôts différés peuvent avoir un caractère actif (créance) ou passif (dette). Il reflète la façon dont l'entreprise s'attend, à la fin de la période de reporting, à recouvrer ou régler la valeur comptable de ses actifs et passifs. Cela implique donc de tenir compte :
- du taux d'impôt qui sera applicable à terme ;
- et de la base fiscale de l'actif ou du passif à cette date.
Pour rappel, ce dispositif tout juste transposé en droit français par l'article 4 du PLF 2024, n'est pas entré en vigueur dans l'ensemble des pays signataires de l'accord. Estimer l'impact fiscal futur au niveau d'un groupe s'avère donc complexe. Par ailleurs, selon les modalités de détermination du bénéfice imposable pour l'application de ce dispositif semblent particulièrement complexes, avec de nombreux retraitements, de l'avis de Jean-Charles Boucher, président de la Commission des études comptables de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC)[3].
La position simplificatrice de l'IASB
Les normes IFRS ont été assez simplificatrices en la matière, en permettant aux entreprises de ne pas comptabiliser l'impôt différé tant que le texte n'est pas définitivement arrêté. Cette simplification a pris la forme de modifications de la norme IAS 12.
En pratique, au titre des exercices clos au 31 décembre 2023, les entités concernées doivent apporter en annexe des informations qualitatives et quantitatives. Ceci inclut notamment la part des bénéfices qui serait soumise à de l'impôt complémentaire et le taux effectif d'impôt moyen sur ces bénéfices. Lorsque l'entité est dans l'impossibilité de donner ces éléments, elle doit le préciser. A compter des exercices clos au 31 décembre 2024, l'annexe devra également contenir des informations relatives à la charge d'impôt exigible résultant de la constatation de l'impôt complémentaire (top-up tax).
Pour fonder ce changement, le normalisateur international évoque « des calculs extrêmement compliqués à l'égard de l'impôt différé dans un contexte déjà très volatil compte tenu du fait que l'application des règles de l'OCDE par les différents territoires se fera à des rythmes et à des moments différents »[4].
Une position similaire de l'Autorité des normes comptables
L'Autorité des normes comptables a suivi la même logique dans son projet de règlement n° 2023-02, en cours d'homologation. Ce règlement prévoit ainsi que l'application du dispositif ne donne pas lieu à la comptabilisation d'actifs ou de passifs différés même après la transposition de la directive. Des informations complémentaires devront toutefois être portées dans l'annexe aux comptes annuels.
« Il faudra donner un peu d'informations en annexe pour préciser l'impact que pourrait avoir cette imposition forfaitaire internationale dans les comptes du groupe », Jean-Charles Boucher, président de la Commission des études comptables de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC)[5]
[1] Pilier 2 : analyse économique d'une utopie fiscale, par Julien Pellefigue, Ghislain Papeians, publié sur https://blog.avocats.deloitte.fr/
[2] Impôt minimum mondial : le coup de pression des entreprises françaises, Les Echos, 2 mars 2023
[3] Position exprimée lors des Universités d'été 2023, lors de l'atelier « Panorama de l'actualité comptable ».
[4] Voir « L'IASB publie les modifications d'IAS 12 pour offrir des exceptions temporaires à l'application des dispositions sur les actifs et les passifs d'impôt différé en lien avec les règles sur les impôts du deuxième pilier », sur le site d'IAS Plus.
[5] Position exprimée lors des Universités d'été 2023, lors de l'atelier « Panorama de l'actualité comptable ».