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[Interview] La comptabilité en quête d'impact : prendre en compte les enjeux environnementaux

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Catégorie : Actualités
Alain Grandjean

Cofondateur de Carbone 4, Alain Grandjean a récemment signé une tribune dans laquelle il défend l'idée d'une prise en compte des émissions carbone sur les factures émises par les entreprises. Convaincu que le reporting extra-financier n'est pas suffisant, il milite pour l'intégration directe en comptabilité des coûts environnementaux.

La normalisation du reporting de durabilité (ou reporting extra-financier) progresse beaucoup ces derniers mois. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

En septembre 2015, Mark Carney, alors gouverneur de la Banque centrale d'Angleterre et président du Conseil de stabilité financière a tenu un discours extrêmement important, considéré comme le point de départ de la finance verte à l'échelle mondiale. En le lisant, on voit qu'il a bien compris les enjeux climatiques synthétisés par le GIEC, car il dresse un tableau quasi apocalyptique de la situation. Pourtant, sa conclusion est surprenante au regard des enjeux : « Il nous faut donc de meilleures informations aux financiers de la part des entreprises. ».

Une meilleure information des investisseurs financiers peut-elle résoudre le problème climatique ? Je ne le crois pas.  Cela va dans le bon sens, mais c'est loin d'être suffisant.

 

Vous ne croyez donc pas à l'autorégulation de la finance, par le moyen du reporting ?

Faire du reporting extra-financier et améliorer la qualité des informations produites par les entreprises dans ce domaine ne changera pas le monde. Je le redis, cela va dans le bon sens : le discours de Mark Carney a permis la TCSD, et tout l'agenda européen de la finance durable, avec la SFDR et maintenant la CSRD. Ce n'est pas rien, mais de toutes les solutions disponibles pour faire bouger le secteur financier, c'est sans doute la plus douce. C'est tout l'enjeu du livre que j'ai coécrit avec Julien Lefournier, L'illusion de la finance verte.

 

N'est-ce pas là une vision pessimiste des choses ?

Je ne le crois pas, et il suffit de regarder l'exemple de l'automobile pour s'en convaincre. Dans les années 90, les industriels du secteur ont expliqué à la Commission européenne qu'elle pouvait compter sur eux pour prendre des engagements volontaires de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. Avec quel résultat ? Ils ne les ont tout simplement pas tenus. Pire, ils ont rejeté la responsabilité sur leurs clients et une demande de véhicules toujours plus puissants.

La Commission européenne a alors décidé d'avancer autrement, en mettant en place des obligations de mesure des émissions à l'échappement couplées à des normes plus contraignantes. Finalement, les constructeurs ont été contraints de dépenser des dizaines de milliards d'euros pour la transition électrique. Le reporting et l'autorégulation ne suffisent pas, il faut de la contrainte.

 

Peut-on contraindre les entreprises à prendre en compte les enjeux environnementaux ?

Le constat de départ est simple : les questions d'impact environnemental ne sont pas prises en compte par la comptabilité, qu'elle soit commerciale ou nationale, d'ailleurs. Les dirigeants d'entreprise et les actionnaires n'imaginent les profits qu'au sens comptable. Or une entreprise peut tout à fait être rentable sur le plan comptable tout en détruisant massivement l'environnement.

Pour changer cela, il y a deux leviers, qu'il faut utiliser conjointement :

  • conserver les référentiels comptables et financiers actuels, mais accroître le coût de la pollution par la fiscalité ou les quotas carbone par exemple ;
  • modifier les référentiels comptables pour qu'ils prennent intrinsèquement en compte ces enjeux.

 

Intégrer des facteurs environnementaux dans la comptabilité, n'est-ce pas remettre en cause l'objectivité des comptes ?

La comptabilité n'est pas objective. Il ne s'agit pas moins d'une technique que d'une manière de percevoir les choses, avec un certain angle. Cette idée n'est pas nouvelle : la non-neutralité des outils de gestion est discutée depuis plus de 40 ans.

Tout l'enjeu est donc de compter ce qui compte vraiment. De nombreux travaux sont en cours, avec des approches différentes, comme la comptabilité universelle, le modèle LIFTS ou la comptabilité intégrée CARE. Ces initiatives doivent être encouragées.

Modifier les référentiels comptables prend aussi beaucoup de temps, avec des procédures de normalisation très lourdes. Mais c'est justement parce que c'est difficile qu'il faut s'y mettre au plus vite !

 

Pensez-vous que les directions d'entreprises et les investisseurs sont prêts à cette révolution culturelle ?

Les mentalités changent, nous le constatons assez concrètement chez Carbone 4 : nous avons créé notre structure en 2007, notre premier client issu du secteur financier date de 2014, alors qu'en 2023, ce secteur  représente environ un quart de notre chiffre d'affaires.

Cette prise de conscience est très encourageante, mais je reste lucide : il subsiste encore un blocage culturel et économique dans les entreprises. Très souvent, nous parvenons à aborder les sujets climatiques et la comptabilité carbone avec le responsable RSE d'une entreprise. Plus rarement, c'est la direction stratégique qui peut s'y intéresser, mais on a toujours beaucoup de mal avec les directions financières, qui ont une vision « conformité » du sujet. On ne sent pas encore d'engagement.

Pourtant, la comptabilité tripartite doit les intéresser au plus au point, dans la mesure où elle permet :

  • de détecter des opportunités business liées à des actions positives sur l'environnement ;
  • de mettre en évidence des risques qui étaient jusqu'alors « hors du radar » ;
  • de sortir de la schizophrénie actuelle avec la comptabilité extra-financière d'un côté et la comptabilité financière de l'autre.

 

Quel peut être le rôle des experts-comptables et des commissaires aux comptes dans ce domaine ?

Actuellement, les sujets de durabilité au sein de la profession comptable semblent intéresser principalement des convaincus, qui ont une sensibilité personnelle pour ces questions. Pourtant, je pense qu'il est possible de convaincre une majorité de professionnels sur ces sujets.

L'extra-financier peut être une première étape, mais le sujet de la comptabilité carbone ne pourra être évité. Les experts-comptables et les auditeurs peuvent jouer un rôle majeur pour concevoir, diffuser et appliquer ces référentiels. Sans parler du levier de croissance que cela peut représenter pour eux.

Les sujets sont nombreux. Je ne prendrai qu'un exemple, évoqué dans la tribune que j'ai corédigée avec François Meunier et Katheline Schubert, « Pour une comptabilité carbone généralisée »[1]. L'idée serait de porter les émissions carbone sur les factures émises par les entreprises, pour que chacune d'entre elles puisse facilement évaluer l'impact carbone de ses achats, et indiquer à ses clients celui sur ses ventes. C'est typiquement le type de sujet dont la profession comptable peut s'emparer. Il y a beaucoup à faire !

[1] Pour une comptabilité carbone généralisée, Les Echos, 27 décembre 2022

Julien Catanese Aubier

Julien Catanese Aubier
Diplômé d'expertise comptable, après 7 ans en tant que rédacteur en chef puis directeur de la rédaction Fiscalistes et experts-comptables chez LexisNexis, Julien rejoint l'équipe Compta Online en tant que Directeur éditorial de juin 2020 à octobre 2023.


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