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L'évaluation de l'exposition aux risques BC-FT : une tribune de Laurent Benoudiz

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Catégorie : Actualité des métiers du chiffre
Laurent Benoudiz : « Le temps des formulaires et des cases à cocher doit être dépassé d'urgence ! »

L'échéance du 30 septembre 2020 pour renseigner le questionnaire d'évaluation de l'exposition aux risques BC-FT par tous les experts-comptables se rapproche.

Dans une communication adressée le 24 septembre 2020, le Conseil supérieur répondait à une communication d'ECF demandant « l'annulation de cette nouvelle contrainte pour l'adoption d'un dispositif plus efficace et moins coûteux » en pointant les « erreurs malencontreuses » et les « exégèses inexactes » que cette communication contiendrait.

C'est pourtant bien l'inverse ! Mes explications en 6 questions.

Le Conseil Supérieur considère que le code monétaire et financier les oblige et que « ce n'est pas un choix du Conseil supérieur mais une obligation qui s'impose ». Qu'en est-il réellement ?

Le Conseil supérieur sur-transpose ces dispositions. Le code monétaire et financier dans son chapitre 1er du Titre VI du livre V détermine « les obligations relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme » qui pèsent, entre autres, sur les experts-comptables (article L. 561-2). Notre profession, au même titre qu'une quinzaine d'autres (avocats, notaires, établissement de crédit, banque, assureurs, mutuelles, opérateurs de jeux ou de paris, antiquaires ou négociant d'½uvres d'art, domiciliataire, agents sportifs, etc.) a des obligations de vigilance à l'égard de la clientèle. Celles-ci sont définies Section 3, aux articles L. 561-4 à L.561-14-2. Ces obligations sont désormais bien connues par notre profession et consistent « à définir et mettre en place des dispositifs d'identification et d'évaluation des risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme auxquels elles sont exposées ainsi qu'une politique adaptée à ces risques ».

Depuis plusieurs années, tous les experts-comptables ont suivi une formation sur ce sujet et une réunion annuelle est obligatoire pour former et sensibiliser nos collaborateurs sur ces enjeux essentiels pour la société. L'article L. 561-36 sur lequel s'appuie le Conseil supérieur est celui qui désigne les autorités de contrôle qui assurent le « respect, par les personnes mentionnées à l'article L. 561-2, des obligations prévues aux chapitres Ier et II du présent titre et, le cas échéant, le pouvoir de sanction en cas de non-respect de celles-ci ». L'identification et l'évaluation des risques est une obligation qui repose sur chaque professionnel vis-à-vis de ses clients et non sur l'autorité de contrôle, en l'occurrence le Conseil supérieur, vis-à-vis de ses membres.

C'est donc une contre-vérité d'affirmer que « le code monétaire et financier oblige les quinze autorités de contrôle à diligenter des contrôles sur place ou sur pièces du respect des obligations LBC-FT ». Le Conseil supérieur, en sa qualité d'autorité de contrôle, a la liberté de choisir la méthode qui lui semble la plus adaptée pour contrôler le respect de ces obligations par les experts-comptables.

L'Ifec, à travers le Conseil Supérieur, a donc fait le choix de cartographier avec ce questionnaire les experts-comptables susceptibles d'être les plus exposés au risque BC-FT. C'est bien une décision du Conseil Supérieur et non une obligation qui s'impose. Je relève au demeurant que seule notre profession s'est lancée dans un tel projet alors que les mêmes obligations reposent sur le conseil de l'ordre du barreau, les chambres des notaires ou les chambres des huissiers de justice pour ne retenir que les professions les plus proches des nôtres... Il y a clairement une sur-transposition de ces obligations et une terrible confusion entre les obligations des experts-comptables et celles de l'autorité administrative, le Conseil supérieur.

 

Est-il réellement envisageable de mettre en place « un outil d'analyse du risque LAB sur la base du FEC ou du datamining accessible gratuitement par tous les cabinets » comme proposé par ECF ?

L'Ifec estime que l'analyse du FEC et de la data ne peuvent suffire tout en expliquant qu'en tout état de cause, ces informations sont dans les cabinets... Le projet que nous lancerons si la profession nous met en responsabilité dans quelques semaines consistera à proposer un outil d'analyse en ligne accessible gratuitement par les experts-comptables. Si toute la profession joue le jeu, nous disposerons de la possibilité d'analyser 2,5 millions de FEC, ce qui combiné aux datas déjà traitées avec jedeclare et prochainement avec jefacture, la plate-forme de facture électronique, nous donnera une réelle capacité d'exploiter la data produite chaque jour par nos cabinets. Aucun cabinet ni aucun concurrent, qu'il s'agisse d'un éditeur ou d'un robot comptable, ne disposera d'une telle ressource et les applications possibles n'ont pas d'autres limites que notre imagination. J'en vois aujourd'hui 4 possibles dont l'une est l'accompagnement des experts-comptables dans la LAB. Aujourd'hui, dans bien des cas et sauf à travailler seul, l'expert-comptable ne voit pas tous les flux traités par nos collaborateurs ni toutes les factures émises ou reçues. L'outil proposé permettra d'établir une pré-analyse des risques potentiels de blanchiment sous forme de rapport qui donnera ensuite au professionnel le soin d'écarter ou d'analyser plus en détail les opérations comptables suspectes. C'est à l'évidence bien plus efficace que de dépenser 2 millions d'euros chaque année (et pendant combien d'année ?) pour contrôler que les cabinets ont bien mis en ½uvre des procédures d'identification et d'évaluation des risques : l'utilisation de l'outil permettra justement de s'assurer que tous les cabinets utilisateurs ont procédé à cette analyse !

 

Pour quelles raisons est-il probable que la profession joue le jeu ?

J'ai évoqué 4 objectifs dans l'analyse du FEC combiné à jedéclare, jefacture et d'autres sources publiques (la jurisprudence pour détecter des litiges, le RCS, etc.). Outre la LAB, il sera possible d'obtenir une analyse comparée des ratios de nos clients (endettement, marge, etc.) ce qui sera une énorme plus-value pour les accompagner dans le pilotage de leur entreprise. Nous pourrons également réaliser une supervision externe du dossier afin d'identifier différents points de contrôle qui auraient été omis lors de la révision du dossier par le collaborateur, ce qui permettra une meilleure sécurité dans la production tout en améliorant le temps passé en supervision. Enfin, l'analyse devra permettre également d'identifier de potentielles missions : problème de marge inférieure à la moyenne du même secteur (mission de calcul de coût de revient), délais de règlement plus long que la moyenne (mission d'accompagnement au recouvrement des créances), absence de prévoyance (mission d'accompagnement patrimonial)... les possibilités sont infinies ! Je fais le pari que l'opportunité de sécuriser et de développer son chiffre d'affaires seront bien plus incitatif qu'une contrainte de plus sans contrepartie pour les professionnels. Transformer les contraintes en opportunités est au c½ur de la stratégie suivie à l'Ordre de Paris depuis 4 ans.

 

Le Conseil supérieur estime qu'un report du délai d'envoi du questionnaire de cartographie des professionnels est impossible compte tenu de la visite du GAFI fin octobre. En outre, selon eux, le refus de ce dispositif « entraînerait mécaniquement le transfert de ses compétences de contrôle et de sanction vers une autorité administrative indépendante, avec probablement dans la foulée la perte du contrôle de qualité et de la discipline ». En clair, sans ce formulaire, la profession serait sous tutelle renforcée... Qu'en est-il réellement ?

Sur le premier point, la visite du GAFI fin octobre, l'argument laisse rêveur... Le Conseil supérieur imagine-t-il que 100% des professionnels auront remplis le questionnaire fin septembre et que les contrôles auront lieu en octobre, avant l'arrivée du GAFI ? Ce n'est pas sérieux. En outre, et compte tenu de la crise sanitaire actuel, je doute que le GAFI ne comprenne pas le retard pris en la matière. L'urgence, pour l'économie et pour nos cabinets, est d'aider nos clients à rebondir avec l'incertitude actuelle : toute notre énergie doit être mobilisée dans l'anticipation des clôtures au 31 décembre 2020 qu'il sera indispensable de sortir très tôt pour que les banques acceptent de renouveler les concours bancaires, dans l'établissement de situation et d'atterrissage 2020 pour négocier les remboursements du PGE, dans la mise en place de l'APLD pour nos clients contraints à la fermeture et tout ce qui concourent à accompagner l'économie et nos clients. Enfin, j'émets également les plus grands doutes sur cette visite eu égard à l'urgence économique mondiale, l'absence de déplacement internationaux, les quatorzaines pratiquées par de nombreux pays... mais il est vrai que certains n'ont pas toujours le sens des priorités.

Concernant le risque d'une autorité de contrôle externe, l'Ifec agite délibérément cet épouvantail pour rajouter encore et encore des contraintes. Le GAFI, la tutelle... cela ne veut rien dire ! Il y a au sein de ces organismes des personnes avec lesquelles on peut parler et qui, très souvent, écoutent lorsqu'elles ont en face d'elles des professionnels respectés, ce qui n'est malheureusement pas le cas aujourd'hui quand on voit la très faible influence du Conseil supérieur sur de très nombreux sujets. La réforme du contrôle qualité que j'ai conduite, en concertation avec le commissaire du gouvernement qui l'a également soutenu en intervenant durant le séminaire des élus sur ce sujet, montre qu'une approche pragmatique est possible au lieu d'une sempiternelle augmentation du nombre de contrôle (demande récurrente du CSO).

J'ai rencontré de très nombreux hauts fonctionnaires, chefs de cabinets, etc... Ils ne demandent rien d'autres que l'atteinte d'objectifs (une meilleure qualité et non plus de contrôle qualité, une lutte efficace contre le risque BC-FT et non plus de contraintes) : charge à nous de proposer des méthodes et des solutions performantes. La simplicité, c'est de rajouter un formulaire ! Lorsqu'on est un marteau, tous les problèmes sont des clous. Lorsqu'on confie un sujet tel que le contrôle qualité ou la LAB à des représentants de grands cabinets, on a plus de contrôles, plus de procédures, plus de défiance, plus de formulaires...

Je crois qu'il est urgent que l'Ifec et le Conseil supérieur descendent du 14ème étage de leur nouvelle tour parisienne pour rencontrer des clients, des entrepreneurs et des experts-comptables qui n'en peuvent plus de la bureaucratie et qui sont bien plus inquiets de leur niveau d'activité que de l'agenda du GAFI. Si on continue comme cela, déconnecté de la réalité et des enjeux du monde actuel, nous finirons tous morts mais, certes, toutes les cases de tous les formulaires possibles auront été bien remplies !

 

Le Conseil supérieur rappelle que par deux décisions, le processus mis en place avait été adopté par les élus au Conseil supérieur laissant ainsi entendre que dénoncer aujourd'hui ce dispositif est une posture politique à l'approche des élections alors qu'il suffit d'y consacrer deux heures de temps pour le renseigner. Qu'en est-il ?

Le Conseil supérieur rappelle en effet que le 6 mars 2019 et le 15 janvier 2020, il avait été mis aux votes le principe d'une cartographie des risques. J'étais en 2019 en pleine réforme du contrôle qualité au sein de l'Ordre de Paris et j'ai mal apprécié la contrainte qui serait engendrée pour les professionnels. Je n'y ai vu en vérité que la possibilité d'alléger le contrôle des procédures LAB par les contrôleurs qualité afin de leur permettre de gagner du temps pour redonner au contrôle qualité ses objectifs initiaux : améliorer la perception de la qualité des prestations offertes, contribuer à la bonne organisation des cabinets, harmoniser les comportements professionnels et ne pas nous limiter au seul objectif d'apprécier l'application des règles et des normes.

Outre le fait qu'il n'échappera à personne qu'entre 2019, le 15 janvier 2020 et aujourd'hui, le monde a changé et que les priorités d'hier ne sont plus celles d'aujourd'hui, le vrai problème est qu'il est impossible de remplir sérieusement ce questionnaire en deux heures, ce que nous ne savions pas à l'époque. En réalité, le Conseil supérieur met les professionnels face à un dilemme insupportable : renseigner au hasard, approximativement en deux heures ou répondre avec soin en y passant plusieurs jours... J'ai échangé avec plusieurs cons½urs et confrères sur ce sujet. Parmi ceux qui avaient répondus, nombreux étaient ceux l'ayant fait « à la louche », les autres ayant diffusé le questionnaire aux collaborateurs pour qu'ils le pré-remplissent avant d'organiser une collecte pour établir une synthèse. Selon ces cabinets, c'est jusqu'à une semaine de travail. Ce n'est pas raisonnable pour le Conseil supérieur de traiter un sujet tel que celui de la LAB sur ces pratiques.

Enfin, je relève qu'il est surprenant que ce soit le Conseil supérieur qui réponde directement à une interpellation émanant d'un syndicat. Soit l'Ifec n'assume pas sa propre politique, soit l'Ifec instrumentalise le Conseil supérieur dont la voix porte plus que celle d'un syndicat.

A mon sens, il serait plus que légitime d'annoncer dès maintenant un report de l'échéance de cette obligation à fin décembre afin de laisser aux cons½urs et aux confrères qui auront à s'exprimer dans quelques semaines le soin d'arbitrer entre la solution préconisée par l'Ifec à travers le Conseil supérieur et celle portée par ECF.

 

Pour terminer, nous avons réformé le contrôle qualité en Ile-de-France et l'Ifec nous reproche d'avoir dépassé nos prérogatives alors même qu'un projet de réforme a été lancé en 2020 par le Conseil supérieur. Avons-nous fait plus que ce que les textes nous autorisent à faire ?

Non. Les attributions sont claires. Le Conseil supérieur oriente les contrôles mais ce sont les conseils régionaux qui ont toute latitude pour les réaliser. En outre, la réforme que nous avons conduite a pour objectif de revenir aux fondamentaux du contrôle qualité : améliorer la performance des cabinets. Une lente et longue dérive a conduit à transformer le contrôle qualité exclusivement en contrôle de normes et de la réglementation : c'est une perversion du contrôle qualité tel qu'il a été imaginé lors de sa mise en place.

Il faut savoir que le Conseil supérieur a, avec un an de retard sur notre calendrier, fait sa propre réforme en nous transmettant des consignes que nous n'avons pas retenues (et n'envisageons pas de retenir !) consistant à transformer les contrôleurs qualité en contrôleurs fiscaux. La Commission nationale du contrôle qualité explique le 25 mai 2020 dans son compte-rendu que « le contenu du contrôle doit évoluer pour s'adapter et répondre aux besoins de l'Ordre ». Ecrire cela est stupéfiant ! Le contrôle qualité doit répondre aux besoins des professionnels : les experts-comptables ne travaillent pas pour l'Ordre !

Poursuivant dans cette logique, le Comité national estime que « l'objectif du contrôle est le contrôle du respect et de l'application des normes professionnelles et règles en vigueur. » Cela est faux et contraire à l'article 401 du règlement intérieur de l'Ordre.

Enfin, considérant que le c½ur de métier des experts-comptables est constitué des missions fiscales, et que celles-ci « permettent de sécuriser la base fiscale de l'économie », un « questionnaire fiscal » doit être désormais renseigné par les contrôleurs : régime fiscal applicable, conformité du logiciel de caisse, détail du calcul des amortissements, des provisions, de la 2058, cohérence de CA...

Le contrôleur, selon le Conseil supérieur, doit vérifier, malgré nos études, notre diplôme, notre responsabilité, et ce en infraction des textes applicables, si nos dossiers clients sont bien tenus en matière fiscal ! C'est une dérive plus qu'inquiétante qui marque la défiance de l'Ifec et de l'institution envers chaque expert-comptable. Nous ne travaillons ni pour l'Ordre ni pour Bercy mais pour nos clients ! Le contrôle qualité doit exclusivement servir à améliorer la qualité des services rendus par les experts-comptables à leurs clients, le respect des normes y contribue mais ne serait être le seul critère.

Beaucoup de professionnels ne se rendent pas compte de la différence d'approche entre Ifec et ECF et de la profondeur des divisions, non pas entre les hommes mais entre les idées et les projets que nous portons respectivement.

L'Ifec prône plus de contrôle et plus de défiance : toute leur politique le démontre depuis quatre ans. ECF prône plus de confiance, plus d'accompagnement et la suppression des contrôles inutiles. Nous n'avons plus le temps de perdre notre temps dans la bureaucratie et l'inflation des tâches sans intérêt. Nous devons exploiter toutes les ressources de la data et du numérique. Les dix années qui viennent vont nécessiter une mobilisation absolue de tous dans la transition numérique : le temps des formulaires et des cases à cocher doit être dépassé d'urgence !

Laurent Benoudiz

Laurent BENOUDIZ
Expert-comptable, Président de l'Ordre de Paris Ile-de-France


L'évaluation de l'exposition aux risques BC-FT : une tribune de Laurent Benoudiz


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