Le private equity s'invite de plus en plus dans l'écosystème de l'expertise comptable, d'abord chez les acteurs technologiques mais également au sein des cabinets eux-mêmes. Le président du CNOEC Damien Charrier livre son analyse sur le sujet, pointant les risques et les opportunités. Il met aussi en avant les actions de l'Ordre pour prévenir les éventuelles dérives de la logique financière et sécuriser les relations avec les éditeurs.
La financiarisation gagne du terrain dans le secteur de l'expertise comptable. Notamment, les éditeurs de logiciels ont largement recours aux levées de fonds pour se développer. Quel est votre regard sur ce point ? Quels sont les risques et les opportunités pour les professionnels du chiffre ? Avez-vous un message ou des conseils à partager ?
Lever des fonds pour financer de l'immatériel n'est pas un phénomène nouveau. Il me paraît donc absolument normal que les partenaires de la profession y aient recours. C'est une démarche légitime mais aussi bénéfique, car cela renforce leur capacité d'innovation dont les experts-comptables profitent directement.
Cependant, il existe un risque notable : celui d'enfermer certains acteurs dans une vision court-termiste. Les fonds d'investissement peuvent avoir un objectif de sortie à moyen voire court terme, ce qui se traduit alors mécaniquement par une recherche de rentabilité rapide pouvant se faire au détriment de la profession. Si les avantages sont bel et bien présents, il ne faut pas non plus négliger les cycles imposés par les investisseurs.
Les cabinets doivent être conscients de cet aspect lorsqu'ils choisissent leurs outils. C'est pourquoi le CNOEC envisage d'apporter un éclairage sur ces questions, afin que les professionnels puissent prendre leurs décisions en connaissance de cause.
Pouvez-vous nous en dire plus concernant cet éclairage ?
Je ne peux pas tout dévoiler maintenant. Une communication sera effectuée en juillet sur le sujet, avec une première édition de cet éclairage.
Cela pourrait-il prendre la forme d'une cartographie des partenaires précisant leurs investisseurs, avec des analyses pour guider les experts-comptables ?
Oui, c'est en partie cela. Mais plus nous nous rapprocherons de juillet, plus nous dévoilerons des éléments.
Au-delà des éditeurs, la financiarisation semble aussi s'installer progressivement dans les cabinets eux-mêmes. Les experts-comptables sont très sollicités par les fonds d'investissement. Quelle est votre analyse sur cette tendance ? Le CNOEC va-t-il mettre en place certaines actions sur ce terrain ?
Tout d'abord, je confirme qu'effectivement, les fonds sollicitent beaucoup les cabinets. Mais le CNOEC n'est pas contre la finance. De même que les cabinets ont besoin des banques pour se développer, le private equity peut s'avérer très utile, par exemple pour des opérations de croissance sans rentabilité immédiate.
Néanmoins, nous sommes vigilants - et nous le serons encore plus à l'avenir - sur certains critères : d'une part, la maîtrise de la qualité et d'autre part, l'indépendance.
Nous avons des moyens d'action à cet égard. Tout d'abord, un contrôle est effectué au moment de l'inscription au tableau de l'Ordre. Nous pouvons demander les statuts et les pactes d'actionnaires. Si jamais un doute advient concernant l'indépendance, nous pourrions aller jusqu'à un refus d'inscription au tableau. Par ailleurs, je rappelle que les cabinets ont l'obligation chaque année d'informer l'Ordre concernant l'évolution de leur capital. Là encore, en cas de doute sur l'indépendance, nous pouvons réaliser un contrôle ponctuel. De ce point de vue, il sera peut-être nécessaire de renforcer les moyens d'investigation du Conseil national et des Conseils régionaux.
Un modèle intéressant est celui du Groupe Archipel qui vient d'arriver sur le marché. Les fondateurs ne sont pas experts-comptables mais ils ont directement levé 50 millions d'¤ pour créer un réseau d'expertise comptable. Quel est votre regard sur cette initiative ?
Je pense que cela appelle quand même une certaine vigilance. Je ne connais pas les intentions précises de ce groupe. Je n'ai pas rencontré les fondateurs. Et ils ne sont pas venus vers nous, contrairement à d'autres acteurs qui, lors d'opérations de grande envergure, sollicitent des rendez-vous avec le CNOEC pour exposer leurs projets. Dans ce cas précis, le dialogue n'a pas eu lieu, ce que je regrette. Cela limite notre capacité à apprécier pleinement la nature et les objectifs de leur démarche.
Personnellement, j'ai des doutes sur la pertinence de créer un réseau ex nihilo uniquement par le levier financier. D'autant plus lorsque les fondateurs ne sont pas du métier. Cela pose immédiatement la question de l'indépendance des experts-comptables impliqués. Il ne faut pas oublier que cette indépendance est un principe fort de notre profession. Nous avons un rôle au service de l'intérêt général et je ne suis pas certain que le Groupe Archipel s'inscrive dans cet état d'esprit.
Mais s'il fallait souligner un aspect potentiellement positif, ce serait peut-être la possibilité pour certains cabinets de réaliser leur capital ou de s'insérer dans une dynamique de groupe plus large.
Si les éditeurs lèvent des fonds, n'est-il pas opportun selon vous que les cabinets fassent de même pour rééquilibrer le rapport de force ?
Oui et non. On touche ici à des logiques économiques assez classiques : le pouvoir de négociation des clients face aux fournisseurs. C'est un fait : nos partenaires prennent de l'ampleur, notamment dans l'écosystème technologique. Cela implique que la profession s'organise, mais il existe plusieurs manières de le faire.
Tout d'abord, il faut bien distinguer financiarisation et consolidation. Les cabinets n'ont pas attendu le private equity pour se regrouper. Lier systématiquement financiarisation et consolidation est un biais que les fonds d'investissement tentent d'imposer... justement parce qu'ils en font leur commerce.
Après, faut-il nécessairement grossir ? Le métier connaît une diversité de modèles. Il existe des structures plus petites et plus agiles, qui ont totalement leur pertinence. De plus, les acteurs technologiques prennent aujourd'hui une dimension que nous aurons du mal à suivre. Regardons les dernières opérations chez nos partenaires. Une levée de fonds de 75 millions d'¤ pour une valorisation à 2 milliards. Il sera difficile pour nous d'aller aussi vite.
C'est pourquoi je pense que la réponse doit également être dans l'organisation de la profession. A cet égard, les instances ont un vrai rôle à jouer concernant les relations avec les partenaires technologiques. Pour que ces derniers restent véritablement des partenaires, il faut qu'ils respectent nos règles professionnelles. Au-delà du rapport entre clients et fournisseurs, il existe un code de déontologie à prendre en compte. Cet aspect est au c½ur de notre mandature.
Justement, le CNOEC a récemment adressé aux éditeurs un questionnaire sur la gouvernance, l'hébergement des données et l'engagement envers la profession. Quel est le but de cette collecte d'informations ?
Nous avons effectivement envoyé un courrier et il y en aura d'autres. Cette initiative correspond à l'un des projets de notre mandature, intitulé « Sécurisation de l'écosystème ». Concrètement, cela signifie que nous assumons pleinement le terme de partenaire de la profession, car certains acteurs nous accompagnent depuis longtemps, ce que nous respectons. Mais dans le même temps, le monde change et nous devons avoir une visibilité sur l'avenir de ces partenariats. Par exemple, quand les éditeurs annoncent qu'ils migrent dans le SaaS, nous ne pouvons qu'accepter mais conjointement, nous exigeons des garanties suffisantes en termes de sécurité. Nous avons tout de même eu certains accidents industriels il y a un peu plus d'un an. Et cela nous met en défaut sur notre mission principale.
Le second sujet est d'ordre juridique. Les éditeurs proposent des contrats et des conditions générales de vente ou d'utilisation. Nous demandons, de ce point de vue, que les professionnels soient correctement éclairés sur les engagements qu'ils signent, notamment concernant le respect du référentiel des experts-comptables. Ils doivent savoir par exemple si tel logiciel de paie respecte ou non la confidentialité des données et plus généralement le code de déontologie.
Un mot de conclusion ?
Il y a deux éléments clés dans ce que nous venons d'évoquer. Tout d'abord, nous avons parlé croissance. Celle-ci s'observe dans la profession mais aussi chez nos partenaires. Et c'est une excellente nouvelle ! Nous avançons ensemble, dans un écosystème en pleine évolution, pour accompagner la transformation de l'économie et apporter toujours plus de valeur à nos clients.
Mais le second point, tout aussi essentiel, consiste à bien garder à l'esprit, pour maintenir cette dynamique positive, que travailler avec les experts-comptables, c'est travailler avec une profession réglementée. Cela implique de connaître, comprendre et respecter les règles qui entourent notre exercice. C'est dans ce cadre que nous souhaitons poursuivre les échanges et le dialogue.
Hugues Robert
Rédacteur en chef de Compta Online, média communautaire 100%digital destiné aux professions du Chiffre depuis 2003.
Directeur de la rédaction adjoint du Monde du Chiffre et duMonde du Droit, journaliste Décideurs TV, puis rédacteur en chef de DafMagazine, je rejoins ensuite l'équipe Compta Online en septembre 2024.
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